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Reconnexion à la Nature-territoire - Entrevue avec Virginie Boelen

Auteur(e)s : Entrevue avec Virginie Boelen réalisée par la Fondation Monique-Fitz-Back

Reconnexion à la Nature-territoire - Entrevue avec Virginie Boelen

Photo en bannière : Virginie Boelen

Photo : Virginie Boelen

Présentation

Virginie Boelen détient un doctorat en éducation avec une spécialisation en éducation relative à l’environnement dans le développement d’une approche d’éducation par la Nature et le territoire. Elle s’intéresse en particulier aux questions psychosociales de notre rapport au vivant et à l’enjeu de la reconnexion à la Nature-territoire.

Elle travaille pour le ministère de l’Éducation du Québec à la formation continue des enseignants du primaire et du secondaire en ce qui concerne un enseignement dehors dans la relation vécue par le jeune avec le territoire.

Comment t’es-tu intéressée à la connexion nature, à l’éducation en plein air ?

C’est plus qu’un intérêt pour moi, c’est une façon de vivre. Je suis née en Éthiopie et j’ai vécu 17 ans en Afrique, loin de cette société de consommation. J’étais au contact de peuples qui ont une relation très forte avec la nature. Pour eux, la nature est plus qu’un décor, c’est un partenaire de vie. Jeune, je préférais être en nature qu’aller à l’école. C’est ainsi que plus tard est née l’idée de développer des ateliers pour combler ce manque de l’école, pour développer cette curiosité d’esprit chez l’enfant et son autonomie créative.

Grâce à ces ateliers parascolaires, je me suis intéressée au programme court en éducation relative à l’environnement à l’UQAM. Cela a été une révélation pour moi, qui m’a mené à une maîtrise, puis un doctorat. Ce dernier est en fait une théorisation ancrée de ce que j’ai reçu de mon vécu avec le territoire. On voit dans cette thèse, entre autres, toutes les corrélations qu’il peut y avoir avec les savoirs autochtones. Par exemple, le fait que la connaissance se crée dans la relation, dont celle que l’on vit avec le territoire, ou avec l’autre.

Tu viens de terminer un énorme travail de développement pédagogique, soutenu par le ministère de l’Éducation : le projet FA-ERE-2R. Quelle était l’objectif derrière ce projet ? Peux-tu nous en dire plus sur la démarche ?

Formation selon une formule d’Accompagnement en Éducation Relative à l’Environnement pour une Re-connexion du jeune à la Nature et sa Réussite éducative

Il s’adresse aux enseignant·e·s du primaire et du secondaire et se veut un accompagnement sur le terrain pour développer une forme d’éducation relative à l’environnement, quel que soit le niveau ou l’expérience en enseignement.

Le projet est né d’un besoin émanant du terrain, alors qu’on me rapportait que plusieurs enseignant·e·s voulaient faire la classe dehors, mais avaient besoin d’accompagnement adapté à leurs besoins, leur groupe d’élèves, leur contexte. Au même moment, le ministère de l’Éducation souhaitait développer du matériel pédagogique en lien avec l’enjeu de l’écoanxiété, car ça a un impact sur la réussite éducative.

Reconnecter le jeune au territoire contribue à un sentiment de bien-être, de solidarité par apport à ce territoire, et aide à contrer le phénomène d’écoanxiété, en plus de contribuer à la réussite éducative.

J’ai donc pu obtenir du financement pour le développement d’outils pédagogiques sur le sujet. Le projet FA-ERE-2R est né et je me suis intégrée dans une démarche collaborative. Des conseillers pédagogiques, des enseignants et des directions ont fait partie du partenariat, de même que le ministère de l’Éducation.

Lien vers le document (sur le site d’École Ouverte) : ici

Peux-tu nous donner deux exemples d’activités qui ont été réalisées par les enseignant·e·s ?

Au primaire, je préconise l’émergence en partant du vécu et des questions des jeunes pour dégager des apprentissages en lien avec le programme.  Comme c’est arrimé à quelque chose de concret et vécu, l’enfant va mieux s’en souvenir. C’est contextualisé, mais aussi cela part de ses intérêts.

Photo : Virginie Boelen

Dans l’accompagnement proposé aux enseignant·e·s, on va dehors et on observe les jeunes : ce qu’ils font, comment ils vivent leur relation à la Nature.

Par exemple, un jour de pluie, on a passé un temps avec les enfants qui étaient prêts d’une petite rivière. Cela a permis à l’enseignante de mieux connaître ses élèves, tant au niveau de leurs affinités avec les éléments, qu’à l’utilisation de leur sens et de leur façon d’entrer en relation avec le territoire lorsqu’il pleut. Une fois ce temps vécu dans la nature, les enfants ont dessiné leur vécu dans un journal de bord en écrivant une phrase. La pluie qui tombait sur la rivière et les flaques d’eau a beaucoup attiré les jeunes. Cela a permis à l’enseignante de revoir des notions de mathématiques (cercles, cercles concentriques, lignes droites et courbes), de musique (régularité et rythme avec le son du vent ou de la pluie qui tombe), de science (déplacement de l’eau et la sensation de l’eau sur la peau). On enseigne et on développe en même temps leur identité écologique.

 

Au secondaire c’est différent, car les enseignant·e·s ont plusieurs groupes et ne font qu’une discipline. Cela dit, il y avait durant le projet un désir de se saisir de ce qui avait été vécu avec les jeunes dans un contexte naturel pour le travailler dans plusieurs disciplines.

Par exemple, en anglais, le thème du développement personnel était au programme. L’identité écologique s’y prêtait bien : avec quel élément de la Nature j’entre le plus en relation. Avec une enseignante d’anglais, on a fait des sorties en collaboration avec l’enseignante d’art plastique. Cette dernière faisait avec ses élèves des blasons identitaires en acrylique, une des quatre parties était en lien avec l’identité écologique. Ce thème a aussi été repris dans le cours de culture et citoyenneté québécoise, avec la notion de rapport à la Nature ; le temps qu’on y passe et la relation que j’entretiens avec elle. On a travaillé sur les histoires de vie et ça a mené à de belles discussions. Les élèves ont adoré ; ça a créé du sens et en plus cette démarche s’inscrivait dans un continuum.

Un élément très important, c’est de préparer les jeunes en amont, puisqu’ils ne savent pas entrer en relation avec les éléments du territoire ni apprendre de ce qu’ils vivent dans le territoire! Donc en fait, on leur apprend à apprendre de ce qu’ils vivent dans cette relation au territoire. Lorsqu’on les prépare en avance, les jeunes sont plus attentifs en sortie. Ça ouvre en quelque sorte un canal, ça aiguise une forme de curiosité pour leur environnement, ça prédispose aux apprentissages.

Comment les enseignant·e·s ont trouvé l’expérience ? Et les jeunes ?

Dans le rapport que j’ai fait au Ministère, quatre éléments ressortent des expériences des élèves et de l’enseignant·e. La première c’est le développement d’une identité écologique, le fait de se sentir faire corps, faire partie de la grande famille du vivant en lien avec le lieu, le territoire où ils vivent.

Photo : Virginie Boelen

Ensuite, l’émergence d’une agentivité, d’un pouvoir d’agir. On est plus seulement dans les savoirs scientifiques qui sont objectifs, mais aussi dans les savoirs subjectifs à partir de ce qui a été vécu, ressenti par le jeune. Avec l’émergence ou dit autrement l’approche inductive, on travaille sur l’agentivité et la créativité des jeunes, mais aussi celle de l’enseignant·e dans la manière de se saisir de ce qui a été vécu pour enrichir, consolider des apprentissages à la fois scolaires disciplinaire, multidisciplinaires et transversaux. On voit alors que cette approche permet de décloisonner les apprentissages avec un fonctionnement sous forme de communauté d’apprentissage où chacun contribue à la création de savoirs.

Le troisième point qui en résulte est le développement d’une coopération, d’un savoir vivre, entre les jeunes et avec la personne enseignante. Ainsi, cette pratique favorise à la fois un vivre ensemble entre humains et avec l’ensemble du vivant lorsqu’on active l’identité écologique des jeunes.

Et le quatrième élément qui ressort de tout cela, c’est le bien-être. « Quand est-ce qu’on retourne dehors ? » Une enseignante s’est aussi fait demander, comme privilège, d’aller dehors. Car ça fait du bien. Et les personnes enseignantes le disent elles-mêmes, autant au primaire qu’au secondaire, ça leur fait du bien de vivre ces temps en nature avec leurs élèves. À mes yeux, ce point est important face aux enjeux de rétention du personnel enseignant. Par ailleurs, beaucoup se déclarent aussi écoanxieux, il n’y a pas que les jeunes que ce fléau touche…

Alors pour résumer : identité écologique, agentivité, coopération / savoir vivre et bien-être. Pour moi, ce sont des éléments importants en cette période de transition écologique. Ce bien-être entre autres par cette connexion au vivant permet de contrer l’écoanxiété. Les jeunes sentent qu’ils font partie de ce lieu et veulent en prendre soin. En somme, ils incarnent les valeurs du vivre-ensemble et de la coopération. Ça favorise aussi la réussite éducative puisque les jeunes sont moteurs et acteurs dans leurs apprentissages.

Tu mentionnes dans ton ouvrage pédagogique s’adressant aux enseignant·e·s du secondaire les liens avec la pédagogie que tu proposes, et la pédagogie autochtone. Quels sont ces liens et pourquoi est-ce important de les mentionner ?

Tout d’abord, il ne s’agit pas d’une appropriation d’un savoir autochtone, mais plutôt d’un recoupement et d’une convergence avec ceux-ci.

L’approche pédagogique que j’ai développée part du principe qu’on apprend tout au long de la vie et que les composantes de la Nature et du territoire avec lesquels on entre en relation participent à notre formation. C’est ce qu’on appelle le principe de l’écoformation.

Photo : Virginie Boelen

L’approche d’écoformation trouve ainsi beaucoup d’éléments de recoupements avec la pédagogie autochtone, ne serait-ce que dans le fait qu’on adopte une approche inductive qui repose sur l’émergence ; le fait qu’on apprend de ce qui se vit et de ce qui est là, sans planifier ni provoquer un événement. On part de ce qui est présent dans le territoire pour apprendre.

Il y a cette notion que le territoire n’est pas quelque chose que j’utilise, mais quelque chose avec lequel j’entre en relation. Le territoire possède donc une entité propre et une valeur intrinsèque, il est comme une personne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’écris Nature avec un N majuscule ou que j’écris souvent le mot composé de Nature-territoire pour signifier que ce n’est pas la nature au sans général du terme mais une Nature qui a son identité rattachée à un territoire donné. La Nature n’est pas la même dans les tropiques qu’au pôle nord et inversement. C’est comme nous ! Les être humains qui vivent dans le désert du Sahara sont façonnés par ce désert, comme ceux qui vivent dans les Rocheuses sont façonnés par ce territoire montagneux.

On cherche donc à amener les jeunes à entrer en relation avec le territoire, comme lorsqu’ils entrent en relation avec un ami. Il y a cette notion de respect et de réciprocité qui se développe : le territoire apprend de moi comme j’apprends de lui. Cela amène à la notion de gratitude, soit la prise de conscience de la chance que nous avons d’être accueillis par cette Nature-territoire qui nous offre des merveilles. Entrer en relation avec la Nature signifie également d’apprendre à dialoguer avec elle. Nous influençons la Nature et elle nous influence en retour, à travers une forme de dialogue qui nécessite une écoute bien différente.

 

Enfin, il y a cette notion fondamentale d’interdépendance : nous faisons partie de cette grande famille du vivant, nous ne sommes pas seuls, nous sommes ensemble. Le territoire nous nourrit et prend soin de nous, nous faisons donc partie de lui comme il fait partie de nous. On passe donc d’une vision anthropocentrée à une vision cosmocentrée. L’écoformation répond à cette démarche. Ainsi, la pédagogie développée participe à la mise en relation de la richesse des savoirs occidentaux et des savoirs autochtones.

Est-ce que selon toi c’est une pédagogie accessible à tous les enseignant·e·s, peu importe leur milieu et leur niveau d’enseignement ?

Il est vrai qu’à première vue, cela peut sembler insécurisant pour les enseignant·e·s., car la façon de procéder et différente de ce qui s’enseigne aujourd’hui dans les facultés d’éducation à l’université. Cependant, on réalise rapidement que cette manière de se reconnecter à la Nature est très accessible, car elle est profondément naturelle et spontanée. Tout le monde a déjà vécu des moments similaires dans sa vie. Ensuite, c’est un coup à prendre dans la manière de faire du lien entre ce qui peut se vivre dans cette relation au territoire et les apprentissages scolaires, d’où la formule d’accompagnement sur le terrain qui est préconisée.

Quel est le premier pas qu’un enseignant·e pourrait faire, s’il ou elle souhaite intégrer cette approche dans sa pratique ?

Il est essentiel de se donner la chance d’essayer et de s’apprivoiser progressivement à cette nouvelle approche. Par exemple, après la récréation, on peut passer 15 minutes supplémentaires à l’extérieur pour inviter les élèves à vivre une expérience en Nature avant de retourner en classe et de prendre un petit temps pour échanger avec eux sur ce qu’ils retiennent de temps vécu en Nature. On peut aussi sortir avec une planification détaillée pour se rassurer, mais laissons toujours un petit moment de découvertes et d’émergences, pour vivre pleinement le moment, lâcher prise sans intention et observer la richesse qui va émerger des enfants.

 

L’important est de sortir avec ce que l’on est sans se mettre de pression et d’intégrer tranquillement cette notion de communauté d’apprentissage en adoptant une autre posture. Cette posture implique de ne pas être dans une démarche où l’on donne aux enfants, mais plutôt de se laisser enrichir et nourrir par eux. En vivant une expérience avec les enfants et avec la Nature, en étant à leur écoute et en travaillant sur le concept de communauté d’apprentissage, tout se déroulera de manière naturelle.

Que signifie pour toi la connexion nature ? En quoi est-ce important et pertinent d’en parler, en 2024 ?

Il est important de comprendre que nous naissons connectés à la Nature, mais que c’est la culture qui nous en déconnecte. Être connecté·e à la Nature, c’est ressentir que nous faisons partie intégrante de cette grande famille du vivant. C’est développer une solidarité avec toutes les formes de vie, plutôt que de nous en dissocier. Cette connexion naturelle nous pousse à rechercher l’harmonie. Nous nous interrogeons alors sur la cohérence entre notre manière d’être et ce désir d’harmonie et d’unité avec l’ensemble du vivant.

 

Il est vraiment fondamental de réactiver cette connexion avec le vivant, car selon moi cette déconnexion participe à notre fragmentation, nous qui sommes des vivants parmi l’ensemble du vivant et dont nous dépendons. Le fait de se reconnecter à la Nature non seulement de manière cognitive, mais également de manière intuitive et sensible nous pousse davantage à l’action et à l’engagement dans la transition socioécologique nécessaire face aux enjeux de crise écologique planétaire.

Quel est ton élément préféré, ou qui te rejoint le plus et pourquoi (air-terre-eau-feu) ?

On est tous composés des 4 éléments, eau, air, terre et feu. Comme je suis plus de nature holistique, j’aime composer avec le tout. Par contre, si je dois vraiment choisir, je dirais l’air avec l’élément eau. L’air parce que ça symbolise la liberté au travers du vent, on ne peut saisir le vent. C’est également la symbolique du souffle, de l’esprit et de l’oralité. Ma thèse symboliquement s’intéresse à cet élément. J’ai également fait beaucoup de voile qui combine le vent et l’eau. J’aime beaucoup également nager et faire de la plongée donnant accès à un autre mode qu’est le monde sous-marin.

Ton ouvrage ou livre préféré sur l’éducation en plein air que tu recommandes tout le temps ?

Le livre correspond à un modèle de partage de connaissance. Je suis plus dans l’oralité et le ressenti donc j’ai du mal à choisir. On peut apprendre tellement à simplement aller en Nature et s’y connecter. Cela dit, j’apprécie beaucoup les travaux de Dominique Cottereau, particulièrement son livre À l’école des éléments, Écoformation et classe de mer (1994, Chronique sociale) et celui sur les Chemins de l’imaginaire : pédagogie de l’imaginaire et éducation à l’environnement. (1999, Éditions de Babio).

Il y a aussi Gaston Pineau pour ses œuvres fondatrices sur l’écoformation et les histoires de vie, ainsi que Arne Naess, philosophe et fondateur du courant de l’écologie profonde. Enfin, j’aime lire (ou écouter) plusieurs auteurs autochtones dont Gregory Cajete, Donald Dwayne, Margaret Kovach ou encore Leroy Little Bear.

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